Contre les naufrageurs de l'altermondialisme

L'altermondialisme se définit par ce à quoi il s'oppose : la mondialisation capitaliste, plus précisément dénommée sous sa forme anglo-saxonne de "globalisation", qui dit nettement la volonté d'unification-absorption du monde sous la loi du profit des impérialismes, eux-mêmes dominés par le super-impérialisme des USA.

Les contradictions de l'altermondialisme
L'altermondialisme est donc bien un mouvement globalement anti-capitaliste. Globalement, c'est-à-dire dans son unité qui est hétérogène. Ce mouvement a en effet une spécificité sans précédent : il s'est créé comme un rassemblement spontané d'organisations et de mouvements qui s'opposaient tous au capitalisme sous sa forme néo-libérale, mais la plupart d'entre eux seulement sur un ou plusieurs points particuliers de sa nocivité. L'unité ainsi réalisée lui donnait, par conjonction de tous les points d'attaque, sa nature de mouvement nettement anti-capitaliste anti-impérialiste. Cela apparut bien dans la manifestation mondiale simultanée contre le déclenchement de la guerre d'Iraq.
Cette unité dans l'hétérogénéité fait sa force actuelle, et en même temps contient sa faiblesse potentielle : force à chaque fois que les agressions et/ou crimes de l'impérialisme mondial est ressentie par tous ; faiblesse quand il s'agit de passer de la défensive à l'offensive, des luttes partielles à la lutte politique générale.
Potentiellement, l'altermondialisme est une nouvelle Internationale, et plus formidable que toutes les précédentes. Mais mouvement sans tête, sans auto-définition ; il est comme un corps en tous les points sensibles, mais dont le système nerveux n'a pas de centre. Chacune de ses zones est en même temps un point faible accessible à l'attaque. Sa force fait peur à ses formidables ennemis mondiaux. Mais ceux-ci étant hypercentralisés, en dépit mais au-delà de leurs divisions internes, ils ont compris que si l'altermondialisme ne pouvait être détruit en bloc, il devait être possible d'obtenir sa destruction par sa désintégration progressive.
Le tragique d'une telle situation apparaît bien quand l'altermondialisme prête le flanc aux attaques du Capital mondial.
Les exemples de ce qui s'est passé en Argentine et ce qui se passe au Brésil permettent de comprendre ce qui nous menace partout dans le monde, et jusque dans les poussées victorieuses les plus prometteuses.
En Argentine, pendant deux ans, le peuple travailleur en sa totalité fit face au Capital international et renversa les gouvernement à sa botte, au cri de "Qu'ils s'en aillent tous" (Que se vayan todos). Mais en dépit d'actions remarquables (entre autres de remise en marche d'entreprises sous contrôle ouvrier) et d'organisations locales et régionales de solidarité et d'action (en fait, de "soviets" au vrai sens du mot), il n'y eut aucune centralisation nationale de ces organismes, donnant forme politique au mouvement. Les organisations se réclamant du marxisme révolutionnaire, oubliant toutes les leçons du passé, s'isolèrent de façon sectaire, recherchant chacune une vaine hégémonie, au lieu de se fondre et d'innerver le mouvement de masse. Celui-ci restant amorphe devant les vieilles structures de démocratie bourgeoise, il resta hors d'élections qui permirent à un populiste de venir au pouvoir, immédiatement dorloté par les organisations de la Globalisation qui ne pouvaient trouver meilleure brèche pour une contre-offensive victorieuse.
Au Brésil, où l'élection à la présidence du pays du leader du Parti des travailleurs portait les plus grands espoirs, on voit celui-ci se laisser prendre de mois en mois dans les tentacules de la pieuvre du néo-libéralisme impérialiste, au lieu de les couper une à une en s'appuyant sur les masses, et ses capitulations risquer des scissions et des destructions de tous les acquis de décennies de lutte.
Mais nous, qui n'en sommes qu'au rassemblement des forces, nous sommes déjà menacés. La violence de Gênes ayant été un échec pour le Capital, dopant le mouvement altermondialiste au lieu de le démoraliser, l'ennemi a changé de tactique : tenter la dissolution par la confusion (même un Chirac se dit altermondialiste). Il s'agit de faire du mouvement altermondialiste une Tour de Babel qui restera inachevée par la confusion de ses buts et objectifs.
Dans Le Monde du 9/10 novembre, un Eric le Boucher, rien de moins que l'économiste du journal, énonçait, dans sa chronique, des "évidences" qui, en 24 lignes réduisait le mouvement altermondialiste à sa totale nullité : "N'en déplaise aux dirigeants du Parti socialiste, si les thèses des mouvements alter et antimondialisation séduisent tant les opinions, ce n'est pas seulement à cause de leur populisme. Oui, ils surfent sur les mécontentements de façon opportuniste. Oui, ils occultent tous les bénéfices économiques de l'ouverture des frontières, notamment pour les centaines de millions de travailleurs du tiers-monde dont les fabrications s'exportent aux Etats-Unis et en Europe. Oui, ils dénoncent les compromis des partis de gouvernement et s'arrogent, totalement indûment, le droit de représenter "l'intérêt général" mieux qu'eux. Oui, ces mouvements bombardent la mondialisation libérale de critiques sans rien proposer comme alternative constructive et cohérente."
Vous rigolez ? Non ! Ce n'est pas un pastiche ! Ce n'est pas non plus le fond de la pensée de nos saigneurs du libéralisme mondial, c'est seulement ce qu'il faut que leur base sociale se mette bien dans la tête. Car, bien entendu, il n'y a pas un des millions de travailleurs du tiers-monde à qui l'on puisse faire croire qu'il gagne quelque chose à l'ouverture de leurs frontières pour le commerce le plus inégal, et qui ignore qu'il ne leur a pas apporté autre chose que la misère, la destruction de leur agriculture, les produits manufacturés, et en particulier les médicaments, à des prix inaccessibles, le pillage de leurs ressources minières, les prêts dont les intérêts de la dette croissante les écrase, sans compter la corruption et la défense de dirigeants qu'ils ne peuvent changer.
A quel alter et antimondialiste ce Boucher et ses pareils feront-ils croire que ce sont des "thèses" qui les ont levé, et non un ras-le-bol universel. A qui pensent-ils faire croire que ce sont les technocrates des démocraties truquées, et les lobby qui tirent leurs ficelles, qui représentent leurs "intérêts généraux" ? A qui pensent-ils faire croire que les magouillages des gouvernements sociaux-libéraux avec les "plus riches de la Terre" sont des "compromis à leur avantage ? Et comment leur faire croire qu'ils n'ont rien à opposer aux désastres économiques du libéralisme (dont l'Argentine a donné une démonstration exemplaire) et aux politiques de guerre universelle qui dévaste la planète, alors qu'ils connaissent, pour chacun de leurs problèmes, des solutions alternatives auxquelles il ne manque que de pouvoir s'exprimer et se réaliser ? A qui ? Mais à ces mêmes sociaux-libéraux appelés à apporter au mouvement altermondialisme sa solution.

Fausses et véritables résolutions des contradictions
Les sociaux libéraux répondent "présent" à l'appel des idéologues de la droite du type Boucher. On l'aura vu encore le 26 novembre, sur France 3 où tout l'éventail de ces "réformistes à reculons" ont fait des variations sur le thème : "Pas de voie alternative". Cet argument final de : "pas de solution alternative constructive et cohérente", qui fait l'unité de l'ennemi et de ses supplétifs, n'est que l'expression du fait que le travail de coordination et d'harmonisation des mille solutions proposés par le mouvement aux mille problèmes de la planète reste à faire, que c'est l'enjeu de la période.
Mais pour quelle fin ? Les deux orientations entre lesquelles se trouverait déchiré le mouvement intermondialiste serait : soit l'amélioration d'un système capitaliste (qui se nomme lui-même pudiquement : libéralisme) proclamé incontournable ; soit l'utopie d'un Autre Monde qui ne pourrait que mener… au totalitarisme stalinien (qu'ils appellent communiste). Ainsi posé, le choix s'annule de lui-même, puisque c'est entre la promesse, pour demain, du paradis ou de l'enfer…
La démonstration n'est cependant pas faite que c'est bien en ses termes que le choix se pose. Car reste le procès accablant fait par le mouvement intermondialiste au monde libéral qui domine la planète sans partage. Comment prouver que les désastres que nous vivons ne sont que bavures, problèmes locaux réglables avec un peu de temps, voire effets de la résistance au nouveau de la part de masses ignorantes conduites par des fous ou des monstres ? Sur ce dernier point, le même débat du 26 novembre a vu l'altermondialisme accusé de pactiser avec ces potentats du tiers-monde, comme s'ils n'étaient pas mis au pouvoir ou défendus par les impérialistes (voir, en dernier lieu, le sinistre Gbagbo, président de Côte d'Ivoire et chef de milices de tueurs, mais grand ami du PS, pardonné par Chirac de l'assassinat du journaliste de Radio France internationale, pour la bonne raison qu'il est, contre la majorité de son peuple, un président légitime, de par des élections truquées, d'un pays qu'il veut "ethniquement pur").
Mais, une fois toutes les condamnations dénoncées par le mouvement altermondialisme admises par ses faux amis, le risque est grand que ces derniers y glissent l'idée du partage des tâches : au mouvement altermondialiste les protestations indignées contre les monstruosités de la mondialisation impérialiste et… les revendications partielles atomisées ; aux partis de gauche, intégrés au système, la représentation politique, pour lesquels il faut voter, en tant qu'ils sont proclamés la seule alternative possible à la féroce droite libérale..
Certes, cela a du mal à passer dans la masse du mouvement qui a bonne mémoire d'une histoire si récente, et alors que Schroeder fait passer en Allemagne les mêmes (contre)réformes que Raffarin en France, et que Blair reste l'allié le plus fidèle de Bush, sans être dénoncé par le PS comme un libéral de droite et fauteur de guerre, et donc… le pire des traîtres.

Différences et unité des naufrageurs
Les tentatives de notre PS pour s'inscrire en force dans le mouvement se sont jusqu'ici soldés par des échecs. Fabius enlevant sa cravate et se faisant filmer en bicyclette, tandis que Hollande et Delanoé dénoncent l'extrême gauche comme ultra-gauche — avec le même argument : "ils se contentent de contester et n'ont rien à proposer d'alternatif" —, cela s'est soldé par le démontage de leur stand au Larzac et par les huées au FSE.
Même les hussards de leurs oppositions de Sa Majesté, ne passent pas la rampe. Certes, ils sont très à gauche en paroles, voire très critiques à l'égard des "éléphants". Leurs effets de manche sont impressionnants. Ils peuvent même reprendre tous les thèmes de l'extrême gauche… ce qui permet de montrer qu'on n'a pas besoin d'elle. Mais au moindre frémissement de trompe desdits éléphants, ils s'inclinent et rentrent dans le rang, comme les élèves turbulents qu'ils sont. Et face aux arguments des altermondialistes, les voilà protégeant le temple avec les mêmes arguments que les plus droitiers. Voyez le gros Julien Dray (quel ventre il a pris au PS !) qui reproche aux trotskystes de ne pas vouloir se mettre les mains dans le cambouis : c'est le mot qu'il emploie pour la merde de la politique social-libérale ! Mais il faut l'excuser, il n'a jamais travaillé de sa vie, alors, le cambouis… Voyez Mélenchon crier aux libertaires qui l'arrosent de canettes : "Vous êtes content, vous avez la droite au pouvoir ! " , comme si ce n'était pas le PS qui était le responsable du désastre du 21 avril et de ses suites, par sa politique mi-gauche mi-MEDEF (sans oublier l'inversion du calendrier électoral, et l'acceptation de la Constitution de la Ve République avec son système électoral anti-démocratique).
Malheureusement, Verts et PCF, loin de rompre radicalement avec l'union Gauche plurielle, traînent aussi, en tremblotant, dans le mouvement altermondialiste, entre PS et gauche radicale, se préparant à capituler devant les social-libéraux, et à marcher vers un 21 avril bis. Dominique Voynet a beau faire le bilan de ses avanies ministérielles, et de son impuissance dans un gouvernement soumis aux lobby, elle est prête à remettre ça ! Le PCF a beau proclamer son identité communiste, il ne s'est pas encore assez débarbouillé de son stalinisme pour s'apercevoir que les vrais communistes sont les trotskystes. Et puis, l'important n'est-il pas de sauver quelques petits sièges… Même ces "pluriels" de gauche sont un peu trop marqués pour être un vrai danger politique pour le mouvement.
Les plus dangereux sont donc ceux qui sont masqués par leur appartenance à diverses organisations altermondialistes. Ils s'opposent à l'extrême gauche avec les arguments de la droite : négativisme pur, péril stalinien, etc. Ils ne veulent pas que les révolutionnaire "cornaquent" le mouvement… et en conséquence s'efforcent de le cornaquer eux-mêmes. Avec quel but ? Aucun ! Ils ne veulent pas lui imposer une voie et un programme. Le mouvement doit rester dispersé dans ses contradictions… qu'ils cultivent soigneusement. On les reconnaîtra en analysant les ruses de leurs discours. Ils se distinguent par l'adoption d'un certain nombre de présupposés de l'idéologie dominante, et de ses concepts et vocabulaires préfabriqués.
C'est ainsi que, dans un apparent paradoxe, l'attaque de l'altermondialisme se fait au niveau de la politique internationale.
Toutefois, de façon biaisée. Nécessaire, quand on voit comment l'imprudence du sondage d'une commission européenne a eu comme résultat l'éclatement d'une énorme vérité cachée : une immense majorité de la population européenne pense que c'est Israël, sous direction sharonienne, qui est le cœur du péril contre la paix mondiale. C'est une évidence, puisque c'est cette politique coloniale génocidaire contre un peuple musulman qui permet à la réaction islamiste sa montée en puissance, et à son aile saoudienne, dite Al Kaïda, de trouver des forces dans le monde entier pour sa lutte pétrolière contre le super-impérialisme étatsunien.
Mais une telle vérité n'était pas bonne à dire pour la réaction mondiale et ses supporters de tous poils, dont ceux qui hantent l'altermondialisme.

De la méthode du "naufrage organisé"
Ce sont certains de ceux-là qui ont préparé le Forum récent par l'opération anti-Ramadan. L'affaire était partie de la droite des "nouveaux philosophes" et du Nouvel Observateur : un texte refusé par les grands quotidiens, donc condamné sans qu'on puisse le lire, mais qui, publié intégralement par Politis, ne révélait aucun antisémitisme, sinon fort voilé, était seulement… aussi discutable, mais pas plus, que ceux de ses adversaires, qui voilent à peine leur philo-sionisme. Cela ne méritait pas donc cet excès de cris indignés, et encore moins l'ultimatum fait au Forum européen de refuser la parole à son auteur.
Qu'est-ce qu'il y avait au fond de cette tempête dans un verre d'eau ? Certes un risque, qui existe, que l'idéologisation du conflit, en poupées russes, de la guerre israélo-palestinienne au fond de la guerre sainte des Etats-Unis bushien contre "l'Islam terroriste", pousse à la communautarisation mutuelle de la population musulmane et de cette partie de la population juive qui se trouve deux patries, Israël et la France (comme les staliniens d'hier avaient l'URSS et la France). Mais au lieu de pointer ce double danger, la dénonciation de l'une, la musulmane, sous les espèces de Tariq Ramadan, a été faite par l'autre camp, celui du lobby sioniste, se couvrant par l'attaque.
Bien que l'affaire ait été ultra-médiatisée, le Forum n'a été finalement que peu perturbé par cette offensive. Toutefois non sans que la confusion demeure. Et elle est entretenue, après le Forum. Le débat Fr3 du 26 novembre s'est terminé sur le chœur : "l'antisémitisme, c'est l'incontournable question clef", bien entendu sans référence à l'amalgame Sharon/sionisme/antisémitisme, mais en revanche en dénonçant le soutien à la cause palestinienne, qui fait l'unanimité du mouvement altermondialiste.
Une telle confusion ne pourra être dissipée que dans la mesure où tout communautarisme sera refusé, et l'islamophobie qui va avec, et donc les concepts et idéologies qui nous viennent des deux camps actuels de la réaction mondiale, lesquels doivent être décortiqués et rejetés. Ce à quoi ce Journal s'efforcera dans ses prochains numéros.

27 novembre 2003