7 novembre 2005

La révolte aveugle

          Il y a vingt-deux ans, l’éminent biologiste Jacques Ruffié terminait le chapitre « Le présent et l’avenir du racisme » de son ouvrage, De la biologie à la culture, par ces mots prophétiques : « Cette tension [du racisme] est aggravée par tous les problèmes économiques que connaît le monde industriel. Les difficultés sont imputées non aux imperfections de notre système, mais à l’incapacité du Tiers Monde d’exploiter ses ressources, et à la mauvaise qualité du travail fourni par les hommes et les femmes des pays tropicaux. Une nouvelle fois le racisme fourni un alibi commode derrière lequel les sociétés industrielles légitiment les injustices indispensables à leurs profits. Depuis l’automne 1973, la crise économique n’a fait qu’attiser la tension raciale. Si l’on n’y prend garde, elle pourrait engendrer de multiples excès. »
          On n’y a pas pris garde. La tension n’a pas cessé d’élever sa pression dans la marmite bien fermée des banlieues « à problèmes ». Et puis cela vient d’exploser. Dans la dernière décennie surtout, un chômage massif (loin au-dessus de la moyenne nationale) a frappé toute la jeunesse issue de l’immigration, dans sa masse sous éduquée, sans issues d’études post-scolaires, culturelles, et même souvent de lieux de sports (cette panacée misérable à la culture), sans argent, livrée aux dealers, plus récemment aux imams intégristes financés par les Etats pétroliers, et enfin, pour contrecarrer les derniers, aux contrôles policiers, en général humiliants, souvent accompagnés d’injures racistes et, de temps à autre, de bavures, souvent mortelles. Résultat : « la haine ».
          Apolitiques, coupés de la vie civique, et en général ne votant pas, même lorsqu’ils sont en droit de le faire, délaissés par les partis de gauche, leur seul mode d’organisation, quand ils en ont une, est celle de la bande.
Une seule étincelle a suffi à faire sauter la marmite.
          À défaut d’une enquête promise sur l’étincelle qui ne viendra – si elle vient – que truquée, donnons ci-dessous celle d’un témoin, Antoine Germa, professeur d’histoire-géographie à Clichy-sous-Bois, aussi impartial qu’indépendant, que nous trouvons sur le réseau :

Clichy-sous-Bois : zone de non-droits ou zone d’injustices ?
Témoignage et retour sur une série de mensonges


          Je suis à Clichy par intermittence depuis samedi matin pour préparer
avec une journaliste de France-Inter une série d’émissions sur la situation à Clichy-sous-Bois. La ville s’est "embrasée" du jeudi 27 octobre au soir au lundi 30 au soir. Je livre ici ce que j’ai vu, entendu, compris, et ce qui m’a été rapporté.

          1. deux jeunes morts (Zyad et Bounna, 17 et 15 ans, du collège n° 3) semblent bien avoir été poursuivis pas la police, contrairement à ce qu’affirmait la version officielle qui niait toute course-poursuite (version Sarkozy et Parquet). Pourquoi aller dans cette ruelle et escalader une palissade pour se cacher dans un transformateur EDF alors même que leur cité se trouvait non loin du lieu du drame ?

          2. Les jeunes, une dizaine, alors qu’ils jouaient au foot, ont fui un contrôle de police, car certains n’avaient pas de papiers (entre autres, le troisième électrocuté, Metin, en cours de régularisation). Jamais ils n’ont commis de vol sur un chantier comme le prétendait la version officielle, reprise pourtant par de Villepin jeudi, et qui n’est plus défendue aujourd’hui par personne puisque samedi, le procureur de Bobigny a reconnu à son tour qu’il s’agissait d’un simple contrôle d’identité. D’ailleurs les jeunes garçons interpellés ont été relâchés une heure après leur arrestation, preuve qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Metin, gravement brûlé, "ne se souvient de rien" selon la version officielle… Ce silence a-t-il un lien avec son statut juridique ?

          3. Des rumeurs de toute sorte se sont ainsi développées dans la ville : pourquoi ces mensonges policiers ? que cachent-ils ? Des émeutes ont éclaté : spontanées jeudi, elles ont été encadrées vendredi par des "anciens". Les premières cibles sont : la poste (voitures brûlées), les pompiers (un camion caillassé), les abris bus, une école (début d’incendie). Les émeutes de vendredi ont été particulièrement violentes (tirs de coup de feux sur les cars de gendarmes et de CRS, jets de projectiles…). Elles ont eu lieu dans les grandes avenues qui bordent la cité du Chêne pointu (près de la Pama). De très nombreuses voitures ont été brûlées : leurs carcasses calcinées jonchaient les rues encore samedi matin.

          Samedi matin, une marche silencieuse a été organisée par les associations religieuses et la mosquée. L’heure était aux appels au calme. Les regards se tournaient vers la justice et Sarkozy était souvent conspué. Les institutions musulmanes, la mairie et les militants associatifs, visiblement unis, semblaient reprendre le contrôle de la situation. On a compté un peu plus d’un millier de participants. Pour éclaircir les circonstances du drame de jeudi, le maire PS de Clichy, Claude Dilain, épuisé et ému, qui semble bénéficier d’une réelle écoute auprès de la population clichoise, jeunes compris, a demandé officiellement à Nicolas Sarkozy l’ouverture d’une enquête sur la mort des deux jeunes. L’avocat des familles des victimes, de son côté, à la sortie d’une réunion qui a lieu à la mairie après la marche silencieuse, affirmait vouloir déposer une plainte pour non-assistance en personne en danger pour faire toute la lumière sur les circonstances du drame. Tout paraissait calme dans la journée et les forces de l’ordre demeuraient invisibles.
          Samedi soir, au moment de la rupture du jeûne (vers 18 h 30), les 400 CRS et gendarmes, dont une partie vient de Chalon s/Saône, sont sortis un peu partout dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il s’agissait d’encercler - "de boucler" - le quartier. Don-quichottisme policier : en cohorte, à la façon des légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et flashball à la main, ils parcourent les rues une à une contre des ennemis invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient particulièrement calmes ? "Provocation policière" répondent à l’unisson les habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi soir.
Au bout d’une heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous attendent le début des affrontements. Quel sens donner à cette stratégie policière, à part celui qui consiste à vouloir "marquer son territoire", c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à "l’ordre républicain" ? Plusieurs témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de façon indiscutable, la volonté de la police d’en découdre avec les jeunes (insultes racistes, appels au combat, bravades…).
          Je suis monté aux Bosquets - à la mosquée Bilal- vers 21 heures : elle était pleine à craquer (1200-1300 personnes environ) pour cette nuit du Destin que les fidèles passent traditionnellement à la mosquée. De nombreuses voitures et poubelles ont déjà brûlé et les jeunes venaient se réfugier aux abords de cette enclave en plein milieu de la cité. L’ambiance néanmoins était au recueillement, et les imams, depuis le début, ont joué un rôle important dans la pacification.
          Samedi soir, en dépit des provocations policières, les affrontements semblaient moins violents. Est-ce l’effet des appels au calme répétés depuis le matin ? Est-ce dû à l’importance rituelle de la nuit du destin en cette période de Ramadan ?

          4. Dimanche soir, en guise de témoignage, un coup de fil désespéré et indigné d’Ibrahim, le fils d’un imam, à 20 h 55 : la police vient, en pleine prière, de gazer la mosquée des Bosquets. Des femmes - dans la salle de prière qui leur est spécialement réservée - se sont presque évanouies, me dit-il. À leur sortie, elles sont insultées par des membres des forces de l’ordre, me rapporte-on : "putes, salopes…". Toutes les médiations avec la police s’avèrent impossibles, et ceux qui s’y risquent ont pour toute réponse un "dégage !" cinglant et risquent d’être blessés par un flashball. Ibrahim me demande de témoigner, mais je ne suis pas à Clichy à ce moment-là.
          Cette nouvelle paraît hallucinante. Comment peut-on attaquer un lieu de culte ? Pourquoi gazer la mosquée alors que les autorités religieuses étaient les seules avec la mairie à pouvoir calmer la situation ? Dès lors l’embrasement total menace, les affrontements reprennent et de nouvelles voitures sont brûlées : les positions se radicalisent d’autant plus que dans la nuit les forces de l’ordre nient avoir utilisé des grenades lacrymogènes contre la mosquée. Le modèle de grenade utilisé contre les fidèles de la mosquée ne correspondrait pas à celui qu’utiliserait la police. Dorénavant, il y a deux affaires : la mort des deux adolescents et l’attaque de la mosquée.
Au même moment, Sarkozy à la télévision justifie et défend le déploiement policier à Clichy et prône une nouvelle fois la “tolérance zéro” : le poing fermé dans une main, et dans l’autre… rien, à part la main invisible du marché.

          5. Lundi matin, l’ambiance est tendue. À 11 heures, Sarkozy réunit à la préfecture de Bobigny les forces de l’ordre : félicitations et soutien sont les mots d’ordre de la matinée. La version officielle du gazage de la mosquée a subi quelques inflexions durant la nuit. Le modèle de grenade utilisé correspond à celui de la police, mais le doute subsiste : qui peut bien avoir jeté ces grenades dans la mosquée ? Une nouvelle fois, la version officielle ne paraît en rien correspondre à la vérité.
          À 13 heures, je me rends au Chêne Pointu regarder le journal TV avec un imam et sa famille : le traitement médiatique est au cœur aussi du ressentiment exprimé par beaucoup depuis le début des "émeutes". L’impression qui domine tous les discours ici est que les médias ne sont que les relais des institutions officielles, fussent-elles à l’origine de mensonges, et surtout qu’ils participent à la stigmatisation dont se sentent victimes les habitants de ces quartiers populaires.
Pourtant, le ton change : la presse et les chaînes de télévision se font plus critiques. La version officielle et de la mort des deux enfants et du gazage de la mosquée est remise en cause, du moins interrogée.
          À 14 heures, conférence de presse à la mosquée des Bosquets. Un film, pris grâce à un téléphone portable, fait office de preuve. Il est projeté devant les journalistes nombreux : il donne à voir la panique qui a saisi les fidèles pendant le gazage. Puis les responsables ont pris la parole. Le ton est ferme, l’émotion palpable et les demandes précises : une enquête judiciaire et des excuses officielles. L’égalité de traitement entre les différents cultes est au cœur des revendications. Monsieur Bouhout, président de la mosquée, proche pourtant de l’UMP, se fait même menaçant quant à sa capacité à pacifier les esprits. Le grand frère de Bouna, devant la presse, annonce qu’il refuse de rencontrer Sarkozy, jugé "incompétent" et demande, avec la famille de Zyad, une entrevue avec le premier ministre. Tous demandent que la police évacue le quartier, condition nécessaire pour retrouver un peu de calme et pacifier la situation.
          En périphérie de cette conférence de presse, des militant(e) s associatifs reviennent sur les causes socio-économiques des événements trop souvent occultées : Clichy occupe toujours une place de choix dans le palmarès des communes les plus pauvres de France et les associations ont de moins en moins d’argent pour travailler. L’ambiance est tendue à la sortie de la mosquée : des jeunes se renseignent aux abords du lieu du culte. Des femmes racontent ce qu’elles ont vu et subi : au cœur des témoignages, la colère contre la police qui multiplie les interventions "musclées" en dépit du bon sens et, trop souvent, de la loi ; contre les autorités ministérielles qui ne dénoncent pas le gazage de la mosquée dimanche soir. Les autorités religieuses, visiblement abattues et émues par ce qui s’était passé la veille, reprennent peu à peu le contrôle de la situation. Tout le monde attend la soirée avec appréhension.
          À 19 heures, un accord est trouvé entre des membres de la mosquée et la préfecture : des jeunes sont désignés comme médiateurs pour "calmer" les plus énervés et prévenir les éventuelles échauffourées avec la police. Cette idée n’est pas neuve : c’était une proposition de certains jeunes samedi, mais les autorités préfectorales ne semblaient pas intéressées. Se sentent-elles impuissantes à trouver une solution au conflit ? La méthode dure, qui a prouvé son inefficacité et son iniquité, trouve-t-elle enfin ses limites ?
          23 h 30 : La police et les jeunes jouent au chat et à la souris, mais la situation semble maîtrisée. Sur le terrain, les médiateurs jouent un rôle central me dit-on : ils vont à la rencontre des plus jeunes discuter, pour les dissuader de passer à l’acte. J’apprends dans la nuit que le garage de la police municipale de Montfermeil a été brûlé et que les forces de l’ordre ont procédé à quelques interpellations. Les affrontements ont été évités.

mardi 1er novembre 2005.


          Six jours ont passé depuis ces premiers événements. La révolte sauvage, aveugle, s’est répandue comme par contagion. Pas un mot d’explication des ados arrêtés. Ceux que la télévision interroge dans les banlieues, et qui souvent déplorent ce qui se passe, n’ont qu’un mot pour expliquer ce que font les « casseurs » : Sarkozy ! il est clair que, démissionné, tout se serait arrêté. Il est clair aussi que Villepin en a été conscient, qui ne l’a pas laissé parler lors du premier débat à la Chambre. Mais malgré cette bonne occasion de se débarrasser de cet adversaire pour l’élection présidentielle, le sens de classe (et l’unité de l’UMP) l’a emporté : Chirac a imposé l’union sacré des ministres face à la « racaille ». Leur responsabilité dans l’extension de la rage et ses désastres leur incombe à 100 %. Peut-être comptent-ils sur la poussée du racisme que cela causera pour leur profit électoral futur.
          Dans son article du Monde du 5 novembre, Sarkozy a trouvé des chefs d’orchestres clandestins : les mafias et les intégristes musulmans (pourquoi pas Al Kaida ?). Si cela n’est évidemment pas de l’intérêt des premières, les seconds n’ont pu être à l’origine que de quelques coups ciblés sur les écoles ou d’autres lieux publics. Les voitures brûlées, principales cibles, représentent évidemment le signe extérieur de richesse immédiate dont ces jeunes sont privés.
          Certes, un mouvement de ce type s’épuisera. Mais le prix sera lourd.
Il est caractéristique que, face à un tel événement, la coupure s’est nettement marquée entre la vraie gauche et le PS social-libéral (en particulier par la bouche de Julien Dray, dont on se souvient des positions répressives) : rien contre Sarkozy de ce côté. Les congressistes du PS devront penser.

Le Protocole du sage Taguieff.

          Le Monde magazine du 5 novembre a généreusement accordé sa grande tribune au thème de la « théorie du complot » qui serait de retour. La preuve : le succès du polar Da Vinci Code et du Seigneur des anneaux, et les rééditions par voie de presse ou d’internet du Protocole des sages de Sion, l’illustre faux de la police tsariste. Tout cela serait bel et bon si ce n’était pas, pour ce Nouveau Philosophe-Sociologue, fleuron de la nouvelle droite, une simple sauce épicée pour une attaque contre… l’altermondialisme, l’extrême-gauche et les anti-sionistes. Car voyez-vous, tous ces gens là inventent des complots qui n’existent pas : contre nos belles démocraties, ils prétendent que ce ne sont que des ploutocraties, nous dominant par des ententes secrètes de puissances d’argent (« la démocratie se réduirait à un décor masquant le pouvoir de l’argent, dont le pouvoir de la presse ne serait qu’un relais. ») ; contre les nobles efforts faits pour la paix au Proche-Orient, en aidant le bon Sharon à l’obtenir, ils soupçonnent une monstrueuse entente américano-israélienne, ce qui est « diaboliser Israël et le sionisme » ; enfin, contre les magnifique progrès de la mondialisation, l’extrême-gauche a « basculé dans la diabolisation de la globalisation chaotique [cachant] mal la radicalité du refus, où se mêlent étrangement nihilisme et moralisme solidariste néo-chrétien [pour] tenter de sauver magiquement le vieil internationalisme. […] l’altermondialisation, c’est l’antimondialisation, un point c’est tout. »
          On aura noté dans cette dénonciation les termes « diaboliser », « magiquement », qui introduisent l’irrationnel dans la politique et la lutte de classes. Mais ce qu’il y a de plus curieux dans cet exercice de prestidigitation qui fait passer la dénonciation d’une pratique de droite et d’extrême droite fasciste et antisémite en opération contre la politique de la nouvelle gauche, c’est que le Taguieff se prend les pieds dans le tapis et que c’est lui qui, en fin de compte, voit des complots, plusieurs, ou un immense complet composite, dans la lutte contre le capitalisme dit libéral mondial, contre le colonialisme sioniste et contre la mondialisation impérialiste. Tout cet immense mouvement des peuples (et optimiste, à l’inverse de ce qu’il conclut) se réduit dans les fantasmes de ce monsieur à un complot aux chefs d’orchestre d’autant mieux cachés… qu’ils n’existent pas.
          Mais que penser du Monde qui s’abandonne à une aussi misérable opération ? Seulement la confirmation que ce journal continue à glisser de plus en plus vers la droite.

7 novembre 2005
88e anniversaire de la
Grande Révolution d’Octobre


Le Journal intempestif est heureux
de vous rappeler la parution de


LE TROTSKISME
UNE HISTOIRE SANS FARD

De son rédacteur
Michel Lequenne
Editions Syllepse - 24 Euros