15 juin 2006

Parler clair
pour parler vrai !

      Crise de régime dans crise du système

          Le plus important de l’affaire Clearstream, c’est ce qu’elle révèle de la crise de cette Ve République imposée à la France en 1958 sous la menace d’un putsch militaire, précieusement conservée par Mitterrand qui s’était engagé, sinon à l’abolir, du moins à la modifier, puis aggravée dans le sens présidentiel par Jospin qui imposa le déplacement des élections présidentielles avant les législatives. Régime bonapartiste avec son système électoral antidémocratique, s’assurant le contrôle quasi absolu des médias et l’investissement total des institutions, cette République est devenue une ploutocratie dont l’appareil politique s’est abandonné au plus total arbitraire. Les proliférant services secrets aidant, aucun coup tordu illégal, pouvant aller jusqu’au crime, n’a manqué à cette Ve République. Et ceux qui sont sortis au jour ont rarement été totalement tirés au clair, et ont plus rarement encore connu de sanctions.

          Si, lors d’un de ses récents débats, Christine Ockrent tenta de noyer l’affaire Clearstream dans l’étalage des précédentes, et souvent des plus minces, en équilibrant soigneusement celles du règne de Mitterrand et celles de ses prédécesseurs et successeur, en revanche fut oubliée l’affaire de l’enlèvement en plein Paris et du meurtre de Ben Barka. Mais, n’est-ce pas, cela se passait sous le Général !

          Quelle différence entre ces affaires et la présente ? Trois éléments, en ordre croissant :
 
    

• D’abord l’énormité des moyens criminels mis en œuvre à une (ou des) fin(s) sordide(s) par des personnalités de haut rang : fabrication de faux, tentative de les valider au sein des services secrets de l’État, tentative de faire tomber un juge gênant en les lui faisant illégalement accepter sous le sceau du secret et en usant de méthodes moralement ignobles, et finalement tentative du Premier ministre de s'en servir pour compromettre et ainsi de détruire son second ministre, son rival dans la compétition présidentielle. Plus le fait que la victime désignée joue le double jeu de retourner l’attaque tout en faisant comme s’il n’y voyait pas malice.

• En second lieu, il y a l’utilisation d’un système financier international où, dans le secret bancaire le plus obscur, l’argent dit «sale» se mêle agréablement au prétendu propre, en même temps qu'y réapparaît le scandale des centaines millions disparus de l’affaire des frégates de Taiwan. C’est tout le saint des saints de domination du monde par le fric qui apparaît dans sa monstruosité aux yeux du public.

• Enfin, et surtout, cette affaire arrive au mauvais moment pour le système français, dit « libéral », en crise dans le système européen, pareillement « libéral » et lui aussi en crise. Le NON au référendum sur le projet de Constitution a été le début d’un réveil de la conscience de toutes les zones du monde du travail menacées par ce carcan du Capital. La poursuite cynique des Contre-Réformes a achevé d’ouvrir les yeux de toute une génération, entraînant ses aînés. Ces yeux qui se sont ouverts ne se refermeront plus. Et ils voient bien l’unité de tous les événements de la période, dont l’affaire Clearstream n’est qu’un aperçu — mais ô combien éclairant — sur les méthodes, la psychologie et la morale des maîtres d’œuvre dudit libéralisme. Le côté amusant de l’affaire est cette répétition des puissants et de leurs médias qu’il faut cesser d’en parler… puisque le peuple n’y comprend rien, alors justement que l’ennui pour eux est qu’il comprend trop bien.


Comment en sortir ?

            La logique de la situation devrait être la démission du Premier ministre, celle du Président, des élections chassant la droite et ouvrant une voie royale à l’opposition antilibérale, et au-delà accentuant une bienheureuse crise européenne.

            Mais il n’en est pas ainsi. Pourquoi ?

            La résistance de cet État français tient à ce qu’il a les moyens de dresser des bastions institutionnels et un labyrinthe législatif pervers derrière lesquels le pouvoir peut se permettre de résister, dans l’impunité la plus totale, à la société (qu'il appelle "la rue"). Toutefois, les systèmes ploutocratiques actuels n’ont pas pu ne pas conserver une certaine dose de démocratie qui est leur alibi idéologique. Mais c’est en même temps le point faible de leur cuirasse institutionnelle. C’est en passant par cette brèche qu’il est envisageable de commencer à détruire la machine de domination.

            N’est-ce pas une illusion parlementaire, ou «électoraliste», que de vouloir emprunter cette voie ? Ceux qui le disent se réfèrent aux décennies de gestion loyale du système par les partis de gauche qui avaient renoncé à l’idée de la possibilité d’en finir avec le capitalisme, et donc avec ses États ploutocratiques, et nourrissaient dans les masses travailleuses l’illusion qu’on pouvait en soigner le cancer avec les piqûres d’eau claire de leurs réformes consensuelles. Mais le PCF s'écrieront certains ! Dans les premières de ces décennies, il n’était qu’une agence du pouvoir contre-révolutionnaire de l’URSS, agissant comme une simple opposition démagogique dans un véritable jeu de compères avec l’opposition respectueuse de la social-démocratie. Depuis l’implosion du système nomenklaturiste, le PCF a erré longtemps avec le seul souci de se conserver une base électorale, racine de son assise et source de prébendes de ses élus. Pendant tout ce temps, les luttes sociales et ouvrières, jusqu’aux plus radicales, restaient sans issue politique, séparées les unes des autres et limitées à des revendications de type réformiste. Tout a changé avec la naissance de l’opposition à la mondialisation, puis à l’Europe libérale.

            L’altermondialisme, puis en Europe la victoire du Non contre la Constitution ploutocratique, en France puis en Hollande, soutenu par de larges forces dans les pays qui n’ont pas pu s’exprimer, ou, simplement, on a dû voter sans informations ni débats, manifeste la formation d’un immense front antilibéral. Il est celui de toutes les classes travailleuses qui prennent conscience de leur unité sociale et politique et, au-delà même, de ce qu'ils représentent l’humanité contre le monde inhumain du Profit-Roi chosifiant la vie.

            C’est ce front, qui a été en France celui du Non, qui depuis mène les luttes, dont celle contre la loi de précarisation générale du travail, laquelle a été victorieuse contre sa première forme, le CPE, et qui est désormais en face de l’échéance des élections de 2007, et surtout du piège gaullo-jospinien des «présidentielles».

            Et voilà que des voix s’élèvent en direction de la mouvance antilibérale, et la conjurent de rester étrangère à l’«électoralisme». Mais, participer à des élections est-il de l’électoralisme ? L’accusation fait un usage incorrect de ce mot. Regardons-en la définition dans le Larousse : Électoralisme : Attitude d’un parti ou d’un gouvernement qui oriente son programme et ses positions en fonction de considérations purement électorales. Si nous voyons effectivement la plupart des partis actuels de ce pays pratiquer un assez parfait électoralisme, ce n’est absolument pas la conquête de sièges électoraux qui est le but des militants, organismes et comités antilibéraux qui s’engagent dans cette lutte électorale, mais bien d’obtenir une nouvelle défaite du système sur son terrain, et de devenir par ce biais l'opposition véritable qui s’attaque au système pour le changer.
            
Est-ce possible ?

            Potentiellement, le mouvement libéral en a la force. Mais l’énorme machine des institutions et de ses médias s’est mise en marche pour le bloquer, le minoriser, et finalement le mettre hors jeu.

          En fait, la campagne électorale des Présidentielles a déjà commencé. Et tout se passe comme s’il n’y avait qu’une alternative : droite ultra-libérale ou gauche social-libérale ! La décantation des champions des deux camps se dessine :

            Pour la droite, l’affaire Clearstream ayant éliminé Villepin, Sarkozy reste seul, peu menacé par Bayrou, de l’UDF, ce vieux parti du conservatisme catho moraliste, et par De Villiers, à la base encore plus archaïque, à peine revitalisée par des déçus du lepénisme. Quant à Le Pen lui-même, ses chances de doubler son score de 2002 sont minimes. Le battage fait sur ce risque semble surtout un moyen destiné à terroriser les électeurs de gauche et les pousser ainsi à voter Ségolène.

            Car la grosse astuce des appareils idéologiques de la classe dominante, c’est cette promotion destinée à revenir au système de l’alternance qui, pour le libéralisme, est le fameux jeu du « pile je gagne, face tu perds ». Pour s’éviter un nouveau 2002, dont personne ne sait ce qui pourrait en sortir, les médias ont enfourché la cavale Ségolène, qui doit être le challenger idéal de Sarkozy. À l’aide de sondages bidonnés et d’une campagne à l’américaine (Le Monde a son article de soutien quotidien plus tous ses magazines hebdomadaires, et elle est sur une chaîne de télé au moins tous les soirs…), la voilà ainsi imposée au PS quasiment plus de l’extérieur que de l’intérieur. S’étant d’emblée présentée comme blairiste et anti-Jospin, elle est en effet l’idéale candidate de gauche de la bourgeoisie. Cependant, pour l’électorat de gauche, lui aussi terrorisé par le spectre d’un nouveau 2002, et en plus travaillé en partie par l’inquiétude des violences d’une société malade, et qui de ce fait pourrait être tenté de voter, pour éviter Sarkozy, le moindre mal d’un PS jouant la démagogie d’un mini-tournant à gauche, la royale Ségolène risque d’en faire trop.

            Sans doute selon l’adage que les élections se gagnent au centre, elle n'y va pas avec le dos de la cuiller pour gagner la «majorité silencieuse» : dressage des ados violents par les militaires pour en faire de bons soldats de métier ou des flics, plus punition financière de leurs familles, envoyées elles-mêmes au dressage obligatoire pour formatage «au carré» (Sarko n’avait pas encore été jusqu’à ce niveau Le Pen) ; les 35 heures remises en question sous prétexte de leurs effets pervers (produites il est vrai par les concessions de flexibilité et d’heures supplémentaires faites à Seillière par Jospin : beau coup double !)… Et pas question d‘annuler les contre-réformes de la législature. Quant à sa politique européenne et internationale… ? Pas de désaccords dans le PS, toujours grand tenant de l'OTAN et de la tutelle américaine.

            Certes, le grand état-major du parti a fait disparaître quelques aspérités dans sa synthèse, à la satisfaction de Fabius lui-même. Et ce sera -— c'est juré ! — le programme pour tous les candidats potentiels. Toutefois, en sortant de la salle du consensus, interrogée sur le gommage de son projet d’encadrement militaire, Ségolène a finement signalé que toutes les mesures non-pénales restaient ouvertes. Nous voilà donc prévenus ! Espérons que moins d’un an suffira pour que chacun sache que Ségolène, c’est Jospin, en pire ! Et donc qu’elle n’est pas le moyen d’éviter un second 2002, mais celui de le voir se répéter, car, comme le dit Le Pen : "Quant à la sécurité, les électeurs préféreront l'original à la copie."

Comme pour le référendum sur la Constitution européenne, l’espace des élections est libre pour l’anti-libéralisme. Il y suffit d’accords pour des candidatures uniques, et d’abord et surtout pour un candidat unique à la Présidentielle, car du maintien de l’unité devant ce piège électoral dépend le maintien de l’unité du front uni pour toutes autres échéances.

Serons-nous à la hauteur de nos responsabilités ?

            Le mouvement des collectifs et comités du 29 mai est largement, voire unanimement, pour des telles candidatures uniques. Son élaboration d’une charte est un apport qui donne base politique de départ pour l’engagement d’un premier candidat. Mais le point faible du front anti-libéral est dans le tiraillement qui a surgi entre les deux organisations politiques qui y sont investies : le PCF et la LCR. Les deux sont bien d'accord pour des candidatures uniques, et d'abord une seule pour la principale échéance… mais sous-entendu que celui-ci soit le sien. Si l'on ne le dit pas, cela ressort des débats clairs comme le jour.

            Du côté de la direction de la LCR, on exige du PCF qu'il s'engage, en cas de victoire à la Présidentielle, à ne pas prendre de ministre sociaux-libéraux (du PS) — soit qu'il ne pas vendra pas la peau de l'ours qu'on n'a pas encore tué —, et si, dans le cas où la "présidentielle" n'était pas gagnée, mais qu'en revanche le front antilibéral uni sortait des législatives avec nombre de députés, que le PCF ne participe pas à un gouvernement social-libéral. Jusqu'ici le PCF a répondu positivement à ces deux questions… Mais pas assez clairement pour la LCR qui n'imagine pas un instant qu'une nouvelle victoire changerait toute la donne, et inversement ne conçoit semble-t-il l'unité que sur son propre programme, et où certains (seront-ils majoritaires ?) veulent en tout état de cause présenter Besancenot, ce qui est d'un assez bel électoralisme pour des révolutionnaires qui ne cessent de le dénoncer chez les autres.

            Cet ultimatisme vient de jouer un terrible tour à la LCR. L'Appel à des candidatures uniques, sorti des mêmes cerveaux que la campagne du Non, a vu le PCF s'y rallier et la LCR bouder devant la porte. Fort de son avantage, le PCF s'est mis à mettre en place des "comités d'initiative populaire" [comme le Front du même nom ?] pour les candidatures uniques, qui doublent et risquent (voire veulent ?) mettre hors jeu le mouvement des comités antilibéraux qui survivent en force au 29 mai et à la victoire du Non, ceux-ci risquant ne pas être gagnés d'avance à la candidature Buffet. C'est là une situation dramatique qui risque de briser le mouvement unitaire.

            PCF comme majorité (actuelle) de la LCR sont menacés par le poids de leur passé. Ils ne semblent pas comprendre que leurs types de partis appartiennent à l'histoire, et qu'ils ne survivront qu'en se dépassant, précisément en agissant loyalement au sein du grand mouvement antilibéral dont ils croient (ou feignent de croire) qu'il a peu d'importance, ou qu'il ne peut avoir qu'un rôle de force mineure, comme ceux du passé précisément. Ils ne voient pas que les comités sont d'un type nouveau, qu'ils sont maintenant une force politique autonome. Ils sont même la condition de l'unité et de son maintien. Leur porter un coup par des manœuvres qui aboutiraient, à une fausse candidature unitaire, entraînant la présentation d'une ou plusieurs autres, non seulement cela aboutirait à une nouvelle situation à la 2002, où la moins mauvaise variante serait, par une ruée des électeurs vers le vote "utile", un retour du PS plus social-libéral que jamais. En outre, le faible score de chaque candidat de division, entraînant démoralisation et la division, interdirait l'unité pour les élections législatives, et donc un grand bond en arrière.

            Certes, ce serait une grave défaite, difficile à remonter pour le mouvement antilibéral en France (avec des prolongements en toute l'Europe), mais un désastre assuré pour les organisations politiques qui l'auraient provoqué, sans qu'aucunes de leurs arguties ne puissent les en préserver.

            Nous les engageons donc à la réflexion, car les temps sont courts, et chaque mois, chaque semaine même compte.

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Ce journal était achevé quand la nouvelle nous est arrivée que José Bové avait pris la décision de présenter sa candidature "présidentielle" au front unitaire. Les choses s'en trouvent clarifiées. Ce n'est plus des partis seuls que dépendra maintenant le choix du candidat unique, mais du mouvement unitaire lui-même. Une forme est à trouver pour que ce mouvement décide démocratiquement, tant de la personne que de la base programmatique.

15 juin 2006

Le Journal intempestif est heureux
de vous rappeler la parution de


LE TROTSKISME
UNE HISTOIRE SANS FARD

De son rédacteur
Michel Lequenne
Editions Syllepse - 24 Euros